Musique et tergiversation sur tout et rien, surtout rien.

samedi 27 octobre 2012

Alma - Une enfant de la violence


Alma – Une enfant de la violence est un web-documentaire qui vient récemment de voir le jour, porté notamment par Arté, Upian et l’agence Vu, et réalisé par Miquel Dewever-Plana et Isabelle Fougère.
Alma, c’est une jeune fille de 26 ans, issue du Guatemala, plus précisément de l’un des nombreux bidonville du pays. Malgré son jeune âge, ce qu’elle a vécu est suffisamment particulier pour qu’on s’intéresse à ce qu’elle a à dire : Alma est une ex-membre de gang.
L’ensemble du documentaire tourne autour de l’interview d’Alma, d’une quarantaine de minute, dans laquelle elle revient sur son parcours au sein d’un des plus gros gangs du pays. De l’intégration selon le rite précisé par les autres membres aux différentes actions qu’elle a du faire et la vie quotidienne, tout y passe, et l’on reste scotché par son récit à la fois posé, émotionnellement fort et toujours sincère. Alma revient également sur son enfance, sa famille, laissant ainsi transparaître quelques liens de pensé qui éclairent sans doute son parcours et ses choix : la violence de son père, l’absence d’éducation, les relations tendues avec sa mère, l’attrait du groupe. Et puis elle nous raconte aussi sa tentative de quitter le gang, ce qui a entraîné sa condamnation à être exécutée, car habituellement on ne part jamais d’un gang, autrement qu’en mourant.

Qu’est-ce qui est le plus marquant dans cette histoire ? L’extrême violence qu’Alma a exercée ? Celle qu’elle a subie ? Le fait que tout cela soit le quotidien de million de personnes au Guatemala ? Le fait que le récit d’Alma provoque en nous un certain malaise ? Jamais voyeuriste, ce reportage jongle à merveille entre une histoire intime et pudique même si les larmes sont inévitables pour Alma, et une mise en perspective avec de nombreux autres éléments. Le format même de ce web documentaire est singulier : pendant les quarante minutes d’interview, on peut basculer sur des images du Guatemala. Plus encore, on trouve sur le site quatre modules qui proposent d’approfondir le débat, en évoquant en images et en mots quelques grands thèmes qui permettent de mieux comprendre le phénomène de gang. Et il est en effet intéressant de prendre le problème dans l’ensemble de son contexte, que ce soit la pauvreté, la corruption, où l’histoire même du Guatemala et les crimes contre l’humanité qui y ont été commis il n’y a pas si longtemps. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le phénomène des gangs est appelé « l’autre guerre », en référence au génocide des années 1970-1980 et ses 200 000 victimes.

Un travail passionnant sur le fond comme sur la forme, très prenant, documenté et à visage humain : je le recommande vivement !

dimanche 21 octobre 2012

Schizophrenia



Schizophrenia, ou Angst pour le titre original, est un film germano-autrichien sorti en 1983. Mis de côté dès sa sortie du fait d’une censure très forte un peu partout dans le monde (interdit au moins de 18 ans en France, ce qui revient presque à une interdiction de diffusion), le film s’est récemment vu offrir une seconde vie par la parution d’un double dvd et d’un blu-ray chez Carlotta. C’est donc l’occasion de découvrir ce petit chef d’œuvre trop longtemps laissé de côté et qui a pourtant dû influencer une pléiade de scénaristes et réalisateurs pour leurs films devenus eux-mêmes des références du genre. 




Le synopsis est assez simple, un type, qu’on dit être « psychopathe » (avec tout ce que ce terme renferme d’approximation et de fantasme, en général, quand il est utilisé au cinéma), sort de prison après avoir purgé sa peine suite à un meurtre. Meurtre qu’il avait perpétré sans raison et qui est resté sans explication. A peine sorti, une seule idée obsède le fraichement libéré : assouvir ses obsessions, qu’on sent tellement intenses qu’elles doivent être plus proche du besoin que du désir. Rien d’extraordinaire de prime abord, si ce n’est replacé dans le contexte de l’époque : d’une part parce que le film s’est influencé d’un fait réel s’étant passé en Autriche en 1980, mais surtout parce que le parti pris du film au niveau de sa réalisation était plutôt novateur pour l’époque.


Autant le dire de suite : amateur de gore, de sang, de perversité à la Saw et Hostel, vous serez déçus. Schizophrenia ne lorgne pas du côté de l’hémoglobine, ni du côté des relations perverses. Il n’y a pas de mise en scène tapageuse qui cherche à impressionner par une violence physique et concrète. Tout se passe au contraire dans la tête du personnage, dont on suit d’ailleurs le monologue interne par l’intermédiaire d’une voix-off, présente tout au long du film. On est donc happé de force dans ses pensées, prisonnier de ses fantasmes morbides et de son approche du monde fondamentalement singulière. Précisons à ce titre que la version française du film est à privilégier, car non seulement elle est plutôt bien réalisée, mais en plus, l’utilisation des sous-titres coupe l’immersion recherchée par le cinéaste.



Si la violence de ce film est principalement psychologique, elle n’en glace pas moins le sang de par le réalisme de la pensée folle du tueur. C’est là le point fort du film, de proposer une plongée dans un esprit malade, à des années lumières de toute réalité, seulement obnubilé par la mise en place de ses obsessions mortifères. On le constate à plusieurs reprises, lorsqu’il sort de prison par exemple avec pour seule idée non pas l’argent ou le logement, ni même la construction d’un avenir, mais la nécessité de rencontrer au plus vite un individu pour assouvir ses pulsions. Lorsqu’il se déplace en voiture à la fin du film, on voit à nouveau combien seul son délire existe et comment la rencontre avec la réalité est pour lui une véritable agression. Même lorsqu’il mange, on est mal à l’aise, car à l’acte rituel quotidien que chacun opère par nécessité (et éventuellement plaisir) se substitue un moment de dévoration : le personnage mange en même temps qu’il dévore des yeux de potentielles victimes tout en imaginant ce qu’il pourrait leur faire (avec son regard très perçant, intrusant même). Il y a quelque chose de très fort dans cette scène, où l’autre n’est perçu que comme éventuel moyen pour obtenir la jouissance, en le réduisant justement à néant. Les gros plans sur les bouches des différents protagonistes contribuent aussi au malaise, tout en nous indiquant la manière dont le personnage ne parvient à percevoir le monde qu’à travers le perceptif et le sensitif. On retrouvera plus loin dans le film cette dimension vampirique, dans le couloir/cave avec la jeune fille, mais aussi dans les mises en scène qu’il imagine où il cherche à imposer aux individus la mort de leur proche devant leurs yeux. Les différents lieux du film sont aussi très symboliques, sorte de métaphore de la psyché du personnage principal : tous sont évidés, très froids ; les portes et fenêtres se voient souvent effractées. S’offre ainsi une sorte de mise en abîme, le personnage semblant errer dans la réalité comme dans sa psyché.


Nous ne sommes pas du tout dans de la psychopathie, ni même de la perversion, mais bien plutôt dans une psychose très froide, dévitalisée et déshumanisée, où l’autre n’a aucune place. Au mieux il constitue un élément du décor où évolue le personnage, au pire il sera intégré comme un figurant dans son fantasme, qu’il cherche à tout prix à réaliser. Il est d’ailleurs très impressionnant de constater combien l’acteur parvient à nous faire oublier que les autres sont biens des êtres humains, tant son jeu les ignore et les réduit à néant. L’utilisation de la voix-off est à ce titre une excellente idée, car elle renforce l’immersion dans la psyché démente, et nous coupe ainsi d’un point de vue plus objectif, d’où en tant que spectateur nous aurions pu avoir une lecture plus globale mais surtout plus distante de la situation. Les prises de vue des caméras contribuent aussi à cet effet, en étant toujours étrangement placées, offrant des plans déroutant où l’on suit au plus prêt l’acteur principal. Pour revenir au fonctionnement du tueur, sans doute y a-t-il quelque chose du côté de la répétition également, que ce soit à travers le discours que le personnage tient à des moments très précis (par exemple, il parle de sa grand-mère quand il tue la vieille dame) ou à travers les mises en scènes qu’il cherche à mettre en place lorsqu’il est dans la maison avec la famille. Il s’agit toujours de torturer quelqu’un, mais aussi de faire assister une de ses victimes à la mort d’une autre victime. Le rapport à la mort est ainsi très particulier dans ce film : d’un côté elle est reliée à une jouissance sexuelle (cf. la scène où le personnage imagine ce qu’il va faire de ses cadavres, ou la scène dans la cave), de l’autre elle semble ne pas exister à ses yeux, par exemple lorsqu’il pense qu’une des victimes n’est pas vraiment morte, qu’elle fait semblant, qu’il n’y aurait d’ailleurs pas de raison qu’elle soit morte alors qu’il n’a pas commencé à l’utiliser. L’aspect vampirique se greffe sans doute à cela, à plusieurs reprise on a l’impression qu’il ne comprend ni la vie ni la mort, mais qu’il tente d’en comprendre quelque chose par ses actes, comme si cela pouvait lui restituer de la vie. Lorsqu’il décide d’emporter les cadavres avec lui, on perçoit encore une fois la manière dont les autres humains ne constituent pour lui que des objets, qu’ils soient vivants ou morts. 



Un autre point tout à fait intéressant est l’angoisse du personnage très bien montrée tout au long du film, ce qui dénote avec les psychopathes souvent présent dans ce genre cinématographique, du côté d’une toute-puissance et d’une maîtrise sans faille. Cela participe d’ailleurs à la volonté du cinéaste de nous faire pencher du côté du tueur et de sa folie plutôt que de la victime. Le personnage apparaît très incertain, maladroit même, les choses lui échappent, l’angoisse fait irruption et empêche la jouissance, donnant lieu à de nombreuses scènes quasi absurdes, renforcées par le rôle du chien et sa présence tout  à fait ambigu. Ce malaise du personnage, au bord de la rupture, quasi exténué même, nous fait constater que s’est avant tout lui-même qui est en danger et que son geste, loin d’être froid et calculé, est avant tout un mélange de peur et de rage. Lorsqu’il croise une première personne dans la maison, il s’exclame d’ailleurs « j’ai peur » ; juste avant de passer à l’acte également, il tente de partir de la maison, mais la porte étant fermée, il décide alors de se jeter sur une de ses victimes. Cela nous renvoie encore une fois le décalage entre son imagination, son délire, et la réalité : le sujet paraît tellement plongé dans ses pensées et ses fantasmes qu’il ne peut plus rencontrer la réalité, celle-ci venant pourtant à tout moment se rappeler à lui, entraînant frustration et l’obligeant à modifier ses plans.


Le prologue, rajouté par le réalisateur à la demande du studio pour obtenir une durée plus convenable commercialement parlant (7 minutes de rajout aux 75 minutes de base) tente de retracer le parcours de cet individu, sorte d’anamnèse qui évite néanmoins le piège de l’explicationnisme (« il est comme ça parce qu’il a vécu ça »). On apprend toutefois que le personnage n’en est pas arrivé là par hasard et que son sadisme s’est développé comme un mode de fonctionnement depuis longtemps. Est aussi donnée une « explication » à son premier meurtre : il devait le faire. On touche une nouvelle fois ici à la réalité de la psychose, car cette injonction, décrite très simplement, renvoie tout à fait à la notion d’automatisme mental où le sujet a reçu l’ordre, de manière hallucinée, de passer à l’acte. On perçoit bien alors le fossé entre ce geste, qui reste hors de toute compréhension pour nous, et la logique de celui-ci pour le sujet. « Je vais tirer » dit-il à la personne qu’il vise juste avant de presser le doigt sur la détente, puis de partir sans abattre la seconde personne présente sur les lieux. Ce prologue rejoint également la fin du film sur un point, la question du diagnostique effectué par des experts psychiatriques, qui dans les deux situations estiment que le tueur était tout à fait conscient de ce qu’il faisait, voire même qu’il le faisait pour obtenir des biens matériels ! Cela mène ainsi à ouvrir le débat sur l’incarcération et le traitement de la folie, débat très vif à l’époque de la sortie du film dans son pays d’origine, puisque le fait divers ayant inspiré ce film concernait un prisonnier à qui avait été accordée une permission, durant laquelle il a commis trois meurtres. Qu’est-ce qui motive un passage à l’acte meurtrier ? Qu’est-ce exactement qu’avoir conscience de ses actes, et qu’est-ce que la culpabilité ? Tout cela se retrouve dans le film, ainsi qu’une réflexion plus globale sur la folie : les « fous » font-ils semblant ? Qu’est-ce qu’être fou et comment on l’évalue ? Et bien sûr, la question de fond : si folie il y a, cela peut-il se soigner ? Si oui, la prison peut-elle répondre à cet objectif ? On trouvera sur le second dvd une interview avec un psychiatre qui éclaire un peu toutes ces questions (même si les réponses apportées m’ont semblé un peu rapide).


Ce film ne serait pas ce qu’il est sans le reste, car au-delà de l’histoire, il faut souligner plusieurs éléments qui ont grandement participé à la réussite du film.
D’abord, impossible de ne pas saluer l’acteur, Erwin Leder, dont on sent dès la première image qu’il n’est pas saint d’esprit, que la folie l’habite. Il est souvent dit que la rencontre avec la psychose laisse une impression de froid dans le dos, et bien c’est tout à fait ce que l’on ressent lorsqu’on l’aperçoit. Sa performance dans le film est indéniable, il habite à merveille ce personnage désaxé, en dehors de tout, à la fois impassible, transparent et complètement habité par sa folie.
La musique est également tout à fait réussie (signée par Klaus Schulze, pionnier des musiques électroniques) même si marquée par les années 80 (aaahhh, les boîtes à rythmes…). Elle reste certes assez classique pour un film d’horreur, mais le synthétiseur accompagne à merveille chaque instant du film et participe grandement à l’aspect glacial des différentes scènes.
Enfin, c’est le travail entre le réalisateur (Gerald Kargl) et le chef opérateur (Zbigniew Rybczynski) qu’il faut évoquer, tous deux ayant réussi une mise en scène brillante, novatrice et quasi expérimentale. Citons par exemple l’utilisation d’un harnais, mais aussi d’un miroir pour filmer la scène : autant de montage qui joue à la fois sur un sentiment de malaise et un jeu de distance, renforçant l’impact des scènes et la plongé dans le vécu du protagoniste (cf. les interviews dans les bonus pour plus d’information).




Schizophrenia est donc un film perturbant de réalisme, même si, rappelons-le, ce type de fonctionnement psychique avec passages à l’acte hétéro-agressif est en réalité plutôt exceptionnel.  Il est assez rare de trouver des films qui proposent une telle plongé dans l’intime de la folie en parvenant du début à la fin à maintenir quelque chose de cohérent dans la description du personnage. Beaucoup de film propose en effet un final où le « psychopathe » fini par s’expliquer de manière très logique et humaine, empli d’émotion (Dexter en est un bon exemple). Ici au contraire, on reste avec un vide dans la compréhension, bien plus proche de la réalité. On se rapproche très clairement de certains travaux de Cronenberg ; on pourrait entre autre penser au film Spider qui nous confronte aussi à une folie intime, la différence restant dans l’implication du spectateur, nettement plus subjective dans Schizophrenia. On peut aussi penser à Funny Game, le lien se faisant dans la volonté de montrer assez crument la réalité d’une folie. Impossible de ne pas citer non plus Gaspard Noé, pour qui ce film est une œuvre fondamentale l’ayant influencé à travers l’ensemble de sa filmographie (à voir, l’interview qu’il donne sur ce film, assez informelle et relativement désorganisée, mais très intéressante tout de même).

En bref, ce film est une curiosité autant qu’un chef d’œuvre, que ce soit au niveau de la réalisation, du scénario ou des questions qui en découlent. A découvrir ! 

PS : Les images viennent du site courte-focale.fr, qui propose une analyse du film bien plus détaillée ici.