Schizophrenia, ou Angst pour le titre original, est un film
germano-autrichien sorti en 1983. Mis de côté dès sa sortie du fait d’une
censure très forte un peu partout dans le monde (interdit au moins de 18 ans en
France, ce qui revient presque à une interdiction de diffusion), le film s’est
récemment vu offrir une seconde vie par la parution d’un double dvd et d’un
blu-ray chez Carlotta. C’est donc l’occasion de découvrir ce petit chef d’œuvre
trop longtemps laissé de côté et qui a pourtant dû influencer une pléiade de
scénaristes et réalisateurs pour leurs films devenus eux-mêmes des références
du genre.
Le synopsis est assez simple, un type, qu’on dit être
« psychopathe » (avec tout ce que ce terme renferme d’approximation
et de fantasme, en général, quand il est utilisé au cinéma), sort de prison
après avoir purgé sa peine suite à un meurtre. Meurtre qu’il avait perpétré
sans raison et qui est resté sans explication. A peine sorti, une seule idée
obsède le fraichement libéré : assouvir ses obsessions, qu’on sent
tellement intenses qu’elles doivent être plus proche du besoin que du désir. Rien
d’extraordinaire de prime abord, si ce n’est replacé dans le contexte de
l’époque : d’une part parce que le film s’est influencé d’un fait réel
s’étant passé en Autriche en 1980, mais surtout parce que le parti pris du film
au niveau de sa réalisation était plutôt novateur pour l’époque.
Autant le dire de suite : amateur de gore, de sang, de perversité
à la Saw et Hostel, vous serez déçus. Schizophrenia ne lorgne pas du côté de
l’hémoglobine, ni du côté des relations perverses. Il n’y a pas de mise en
scène tapageuse qui cherche à impressionner par une violence physique et
concrète. Tout se passe au contraire dans la tête du personnage, dont on suit
d’ailleurs le monologue interne par l’intermédiaire d’une voix-off, présente
tout au long du film. On est donc happé de force dans ses pensées, prisonnier
de ses fantasmes morbides et de son approche du monde fondamentalement
singulière. Précisons à ce titre que la version française du film est à
privilégier, car non seulement elle est plutôt bien réalisée, mais en plus,
l’utilisation des sous-titres coupe l’immersion recherchée par le cinéaste.
Si la violence de ce film est principalement psychologique, elle n’en
glace pas moins le sang de par le réalisme de la pensée folle du tueur. C’est
là le point fort du film, de proposer une plongée dans un esprit malade, à des
années lumières de toute réalité, seulement obnubilé par la mise en place de
ses obsessions mortifères. On le constate à plusieurs reprises, lorsqu’il sort
de prison par exemple avec pour seule idée non pas l’argent ou le logement, ni
même la construction d’un avenir, mais la nécessité de rencontrer au plus vite
un individu pour assouvir ses pulsions. Lorsqu’il se déplace en voiture à la
fin du film, on voit à nouveau combien seul son délire existe et comment la
rencontre avec la réalité est pour lui une véritable agression. Même lorsqu’il
mange, on est mal à l’aise, car à l’acte rituel quotidien que chacun opère par
nécessité (et éventuellement plaisir) se substitue un moment de
dévoration : le personnage mange en même temps qu’il dévore des yeux de
potentielles victimes tout en imaginant ce qu’il pourrait leur faire (avec son
regard très perçant, intrusant même). Il y a quelque chose de très fort dans
cette scène, où l’autre n’est perçu que comme éventuel moyen pour obtenir la
jouissance, en le réduisant justement à néant. Les gros plans sur les bouches
des différents protagonistes contribuent aussi au malaise, tout en nous
indiquant la manière dont le personnage ne parvient à percevoir le monde qu’à
travers le perceptif et le sensitif. On retrouvera plus loin dans le film cette
dimension vampirique, dans le couloir/cave avec la jeune fille, mais aussi dans
les mises en scène qu’il imagine où il cherche à imposer aux individus la mort
de leur proche devant leurs yeux. Les différents lieux du film sont aussi très
symboliques, sorte de métaphore de la psyché du personnage principal :
tous sont évidés, très froids ; les portes et fenêtres se voient souvent
effractées. S’offre ainsi une sorte de mise en abîme, le personnage semblant
errer dans la réalité comme dans sa psyché.
Nous ne sommes pas du tout dans de la psychopathie, ni même de la
perversion, mais bien plutôt dans une psychose très froide, dévitalisée et déshumanisée,
où l’autre n’a aucune place. Au mieux il constitue un élément du décor où
évolue le personnage, au pire il sera intégré comme un figurant dans son
fantasme, qu’il cherche à tout prix à réaliser. Il est d’ailleurs très
impressionnant de constater combien l’acteur parvient à nous faire oublier que
les autres sont biens des êtres humains, tant son jeu les ignore et les réduit
à néant. L’utilisation de la voix-off est à ce titre une excellente idée, car
elle renforce l’immersion dans la psyché démente, et nous coupe ainsi d’un
point de vue plus objectif, d’où en tant que spectateur nous aurions pu avoir
une lecture plus globale mais surtout plus distante de la situation. Les prises
de vue des caméras contribuent aussi à cet effet, en étant toujours étrangement
placées, offrant des plans déroutant où l’on suit au plus prêt l’acteur
principal. Pour revenir au fonctionnement du tueur, sans doute y a-t-il quelque
chose du côté de la répétition également, que ce soit à travers le discours que
le personnage tient à des moments très précis (par exemple, il parle de sa
grand-mère quand il tue la vieille dame) ou à travers les mises en scènes qu’il
cherche à mettre en place lorsqu’il est dans la maison avec la famille. Il
s’agit toujours de torturer quelqu’un, mais aussi de faire assister une de ses
victimes à la mort d’une autre victime. Le rapport à la mort est ainsi très
particulier dans ce film : d’un côté elle est reliée à une jouissance
sexuelle (cf. la scène où le personnage imagine ce qu’il va faire de ses
cadavres, ou la scène dans la cave), de l’autre elle semble ne pas exister à
ses yeux, par exemple lorsqu’il pense qu’une des victimes n’est pas vraiment
morte, qu’elle fait semblant, qu’il n’y aurait d’ailleurs pas de raison qu’elle
soit morte alors qu’il n’a pas commencé à l’utiliser. L’aspect vampirique se
greffe sans doute à cela, à plusieurs reprise on a l’impression qu’il ne
comprend ni la vie ni la mort, mais qu’il tente d’en comprendre quelque chose
par ses actes, comme si cela pouvait lui restituer de la vie. Lorsqu’il décide
d’emporter les cadavres avec lui, on perçoit encore une fois la manière dont
les autres humains ne constituent pour lui que des objets, qu’ils soient
vivants ou morts.
Un autre point tout à fait intéressant est l’angoisse du personnage
très bien montrée tout au long du film, ce qui dénote avec les psychopathes souvent
présent dans ce genre cinématographique, du côté d’une toute-puissance et d’une
maîtrise sans faille. Cela participe d’ailleurs à la volonté du cinéaste de nous
faire pencher du côté du tueur et de sa folie plutôt que de la victime. Le
personnage apparaît très incertain, maladroit même, les choses lui échappent,
l’angoisse fait irruption et empêche la jouissance, donnant lieu à de nombreuses
scènes quasi absurdes, renforcées par le rôle du chien et sa présence tout à fait ambigu. Ce malaise du personnage, au
bord de la rupture, quasi exténué même, nous fait constater que s’est avant
tout lui-même qui est en danger et que son geste, loin d’être froid et calculé,
est avant tout un mélange de peur et de rage. Lorsqu’il croise une première
personne dans la maison, il s’exclame d’ailleurs « j’ai peur » ;
juste avant de passer à l’acte également, il tente de partir de la maison, mais
la porte étant fermée, il décide alors de se jeter sur une de ses victimes.
Cela nous renvoie encore une fois le décalage entre son imagination, son délire,
et la réalité : le sujet paraît tellement plongé dans ses pensées et ses
fantasmes qu’il ne peut plus rencontrer la réalité, celle-ci venant pourtant à
tout moment se rappeler à lui, entraînant frustration et l’obligeant à modifier
ses plans.
Le prologue, rajouté par le réalisateur à la demande du studio pour
obtenir une durée plus convenable commercialement parlant (7 minutes de rajout
aux 75 minutes de base) tente de retracer le parcours de cet individu, sorte
d’anamnèse qui évite néanmoins le piège de l’explicationnisme (« il est comme ça parce qu’il a vécu ça »).
On apprend toutefois que le personnage n’en est pas arrivé là par hasard et que
son sadisme s’est développé comme un mode de fonctionnement depuis longtemps.
Est aussi donnée une « explication » à son premier meurtre : il
devait le faire. On touche une nouvelle fois ici à la réalité de la psychose,
car cette injonction, décrite très simplement, renvoie tout à fait à la notion
d’automatisme mental où le sujet a reçu l’ordre, de manière hallucinée, de
passer à l’acte. On perçoit bien alors le fossé entre ce geste, qui reste hors
de toute compréhension pour nous, et la logique de celui-ci pour le sujet. « Je
vais tirer » dit-il à la personne qu’il vise juste avant de presser le
doigt sur la détente, puis de partir sans abattre la seconde personne présente
sur les lieux. Ce prologue rejoint également la fin du film sur un point, la
question du diagnostique effectué par des experts psychiatriques, qui dans les
deux situations estiment que le tueur était tout à fait conscient de ce qu’il
faisait, voire même qu’il le faisait pour obtenir des biens matériels !
Cela mène ainsi à ouvrir le débat sur l’incarcération et le traitement de la
folie, débat très vif à l’époque de la sortie du film dans son pays d’origine,
puisque le fait divers ayant inspiré ce film concernait un prisonnier à qui
avait été accordée une permission, durant laquelle il a commis trois meurtres.
Qu’est-ce qui motive un passage à l’acte meurtrier ? Qu’est-ce exactement
qu’avoir conscience de ses actes, et qu’est-ce que la culpabilité ? Tout
cela se retrouve dans le film, ainsi qu’une réflexion plus globale sur la folie :
les « fous » font-ils semblant ? Qu’est-ce qu’être fou et
comment on l’évalue ? Et bien sûr, la question de fond : si folie il
y a, cela peut-il se soigner ? Si oui, la prison peut-elle répondre à cet
objectif ? On trouvera sur le second dvd une interview avec un psychiatre
qui éclaire un peu toutes ces questions (même si les réponses apportées m’ont
semblé un peu rapide).
Ce film ne serait pas ce qu’il est sans le reste, car au-delà de
l’histoire, il faut souligner plusieurs éléments qui ont grandement participé à
la réussite du film.
D’abord, impossible de ne pas saluer l’acteur, Erwin Leder, dont on
sent dès la première image qu’il n’est pas saint d’esprit, que la folie
l’habite. Il est souvent dit que la rencontre avec la psychose laisse une impression
de froid dans le dos, et bien c’est tout à fait ce que l’on ressent lorsqu’on
l’aperçoit. Sa performance dans le film est indéniable, il habite à merveille
ce personnage désaxé, en dehors de tout, à la fois impassible, transparent et
complètement habité par sa folie.
La musique est également tout à fait réussie (signée par Klaus Schulze,
pionnier des musiques électroniques) même si marquée par les années 80 (aaahhh,
les boîtes à rythmes…). Elle reste certes assez classique pour un film
d’horreur, mais le synthétiseur accompagne à merveille chaque instant du film
et participe grandement à l’aspect glacial des différentes scènes.
Enfin, c’est le travail entre le réalisateur (Gerald Kargl) et le chef
opérateur (Zbigniew Rybczynski) qu’il faut évoquer, tous deux ayant réussi une
mise en scène brillante, novatrice et quasi expérimentale. Citons par exemple
l’utilisation d’un harnais, mais aussi d’un miroir pour filmer la scène :
autant de montage qui joue à la fois sur un sentiment de malaise et un jeu de
distance, renforçant l’impact des scènes et la plongé dans le vécu du
protagoniste (cf. les interviews dans les bonus pour plus d’information).
Schizophrenia est donc un film perturbant de réalisme, même si,
rappelons-le, ce type de fonctionnement psychique avec passages à l’acte
hétéro-agressif est en réalité plutôt exceptionnel. Il est assez rare de trouver des films qui
proposent une telle plongé dans l’intime de la folie en parvenant du début à la
fin à maintenir quelque chose de cohérent dans la description du personnage.
Beaucoup de film propose en effet un final où le « psychopathe » fini
par s’expliquer de manière très logique et humaine, empli d’émotion (Dexter en
est un bon exemple). Ici au contraire, on reste avec un vide dans la
compréhension, bien plus proche de la réalité. On se rapproche très clairement
de certains travaux de Cronenberg ; on pourrait entre autre penser au film
Spider qui nous confronte aussi à une folie intime, la différence restant dans
l’implication du spectateur, nettement plus subjective dans Schizophrenia. On
peut aussi penser à Funny Game, le lien se faisant dans la volonté de montrer
assez crument la réalité d’une folie. Impossible de ne pas citer non plus
Gaspard Noé, pour qui ce film est une œuvre fondamentale l’ayant influencé à
travers l’ensemble de sa filmographie (à voir, l’interview qu’il donne sur ce
film, assez informelle et relativement désorganisée, mais très intéressante tout
de même).
En bref, ce film est une curiosité autant qu’un chef d’œuvre, que ce
soit au niveau de la réalisation, du scénario ou des questions qui en
découlent. A découvrir !
PS : Les images viennent du site courte-focale.fr, qui propose une analyse du film bien plus détaillée
ici.