Musique et tergiversation sur tout et rien, surtout rien.

mardi 18 décembre 2012

Philémon



Il y a peu, par un quelconque jour d’été passé à rêvasser en écoutant de la musique, je me suis soudain souvenu de Philémon.  Mais oui ! Ce personnage au t-shirt trop court, bleu rayé de blanc, qui marchait toujours pieds nus, et qui, surtout, se promènait dans un univers peu commun…
 
C’est cette réminiscence un peu légère qui m’a poussé à retrouver le monde de Philémon, accompagné sans doute d’un brin de nostalgie, celle de l’époque où j’allais religieusement farfouiller dans les trop peu nombreux bacs de bandes-dessinées de la bibliothèque municipale du village, en quête d’une nouvelle découverte qui puisse m’emplir un peu le crâne d’autre chose que l’ennui. Mais l’heure n’est pas à la rédaction de mes mémoires ni à l’évocation de mes madeleines proustiennes.

Or donc, alors même que je me mis en tête de retrouver ces bandes dessinées, je tombai nez à écran avec l’intégrale sortie par Dargaud courant 2011. Trois tomes regroupent donc les quinze volumes de la série. Bien sûr, si fanatique j’avais été, j’aurai surement été amené à maugréer cette réédition et privilégier les authentiques bd, tome par tome. Oui mais voilà, cela m’aurait amené à chercher pendant des lustres chaque tome, en espérant tomber sur de bon prix sans que l’objet soit en mauvais état. J’ai donc privilégié cette version « intégrale », question d’économie aussi. Au final, si l’épaisseur du volume peut faire craindre pour la pérennité de l’objet et si le format un peu plus petit que l’original n’est sans doute pas le meilleur choix qui soit, je reste globalement satisfait de la qualité de l’objet. Surtout, je salue cette réédition qui permet de remettre en avant cette bd si facilement oubliée.



Bien sûr, il s’agit aussi de redonner ses lettres de noblesse à Fred, l’auteur, né en 1931, qui a notamment participé à la création du journal Hara-Kiri dans les années 1960 avant de passer un peu plus tard chez Pilote. C’est dans celui-ci que Philémon va voir le jour, en 1965, avant de se retrouver héros d’album à part entière, pendant environ une vingtaine d’année. A côté de ça, Fred réalisera bien d’autres albums, puisqu’il ne souhaitait pas s’en tenir à un seul héros.
Lorsqu’il arrête sa carrière, Fred fait une sévère dépression, dont il parviendra à sortir… en reprenant sa plume. Il semble que l’album « L'histoire du corback aux baskets » soit d’ailleurs tiré de cette expérience, et il se peut bien que ce soit mon prochain achat… Mais revenons à notre sujet.


Philémon est un adolescent qui vit à la campagne chez ses parents, accompagné par son âne Anatole, un mangeur notoire de chardon. Tout commence lorsque, chargé d’aller chercher de l’eau dans le puits, Philémon récupère à plusieurs reprises une bouteille avec un message à l’intérieur : « Au secours ! ». On devine la suite : la curiosité (quasi symptomatique) de Philémon, l’entraîne au fond du puits, qui se révèlera être un passage vers un autre monde : celui des îles formées par les lettres de l’océan Atlantiques, comme si les inscriptions que l'on voit sur les cartes et autres globes terrestres se révélaient être de vraies îles.

De là découlera toute l’épopée de Philémon : rencontrant le vieux puisatier (celui-là même qui avait creuser le puits/portail) sur le premier A, nous voilà embarquer, au fil des tomes, dans un voyage qui nous fera passer d’un monde à l’autre, de la réalité au rêve en quelque sorte, à moins que ça ne soit l’inverse. Toujours happés entre ces deux mondes, aidés dans leur tâche par l’oncle Félicien qui leur indiquera les entrées et sorties du monde des lettres, nous découvrirons peu à peu chaque lettre et son univers si singulier. A ce titre, je conseille à ceux qui se risquerait à se procurer cette bd de ne pas se fier qu’au premier tome, mais plutôt d’aller au moins jusqu’au deuxième, « Le Naufragé du A », puisque c’est avec celui-ci que débute réellement l’aventure de Philémon.



Si je craignais que le temps ne m’ait joué un tour et que je ne découvre qu’une fade bd sans imagination, ruinant ainsi les jolis souvenirs que j’en avais fait, je dois bien dire que j’ai été soufflé une nouvelle fois par tout ce qu’offre Philémon. En effet, on est subjugué de bout en bout par la créativité de Fred, qui parvient à créer un monde totalement hallucinant, ode à la fois au psychédélisme (les dessins parlent d’eux-mêmes…) et à l’absurde, entremêlant de nombreuses références dans tous les sens (juste à titre d’exemple, on pourrait évoquer Arthur Imbo, marchand d’armes, et son bateau ivrogne qui fonctionne au rhum). Les histoires sont emplies de détails et de jeux de mots, le tout fonctionnant sur un caractère fondamentalement onirique voire emprunt de naïveté enfantine, ne se souciant pas de réalisme et de cohérence scientifique, mais fonctionnant plutôt sur le principe de l’association d’idée et s’influençant ainsi de l’Inconscient psychique (ainsi, qui d’autre mieux qu’un morse pour envoyer un SOS sur un navire en perdition, et quoi de plus normal qu’un bateau-théâtre abordé par des criticakouatiques ?). Peut-être s’agit-il aussi d’une manière pour Fred d’aborder la question de la folie, à la fois en la représentant par l’intermédiaire de personnages loufoques, mais aussi par l’intermédiaire de Philémon qui se retrouve confronté à un monde qu’il ne comprend pas. On pourrait ainsi se demander si l’œuvre elle-même n’est pas pour Fred une manière de sublimer ses propres questions existentielles, son propre rapport au monde. Quoi qu’il en soit, L’ensemble apparaît très nettement surréaliste, la pensée et la rêverie régnant en maître sur la raison et les normes, qu’il s’agisse du contenu comme du contenant d’ailleurs, puisqu’à de nombreuses reprises Fred joue avec le cadre des cases, les faisant même parfois disparaître. Quelle plus belle manière de nous dire subtilement qu’il nous appartient de sortir du cadre et de jouer avec ?  Que ce qu’on croise dans ce récit ne demande qu’à être approprié par nous-mêmes ? Fred semble ainsi nous-dire qu’au fond, cette bd n’existe pas, qu’elle n’est qu’un passage entre la réalité et notre imagination, tout comme le puits.



Difficile d’en dire plus, tellement il y a de choses à décrypter. A la fois hommage à l’imaginaire et critique de l’autoritarisme de la norme, Philémon, malgré son âge avancé, apparaît comme une soupape dans la pensée contemporaine, démontrant avec aisance la créativité infinie de la pensée et de l’humour. A mettre entre toutes les mains, surtout celles des incrédules comme Hector, le père de Philémon, symbole des angles obtus…

Et mieux encore, alors même que j’écris ces lignes, je viens de découvrir que Fred aurait repris du service et aurait déjà réalisé les premières planches d’un prochain Philémon…


De quoi vous donner une petite idée de tout ça : batbad.com

vendredi 30 novembre 2012

Shining - Redefining Darkness




Redefining Darkness est donc le 8ème album de Shining. « Le plus sombre » comme d’habitude évidemment, accompagné avec toute la pseudo promo sur l’absence de la numérotation romaine et le design de la pochette. Qu’en dire ? Rien, car il n’y a fondamentalement rien d’intéressant là-dedans. La pochette est globalement laide et n’apporte pas grand chose au propos du groupe (l’ombre dans la lumière et tout ça… sérieusement ?). Quant à l’arrêt de la numérotation, celui-ci ne fait même pas sens puisque le groupe poursuit dans le style lancé avec leur sixième album, sans évolution majeure, sans rupture avec ce qui a précédé.

Mais reprenons un peu en avant si vous le voulez bien. Klagopsalmer m’avait plu, malgré la déception comparé à Halmstad. Je m’étais dis que le groupe expérimentait sans doute de nouvelles pistes, ce qui nécessite forcément un temps d’adaptation, de recherche. Les compos m’apparaissaient non abouties, mais pas inintéressantes pour autant. Seul défaut de l’album : il est vite devenu insipide et ennuyant. La sortie du septième album m’avait rendu violemment sceptique également : je le trouvais mal mené, avec des idées brouillons non abouties, des ambiances tronquées pour être remplacées par de la bouillie de metal.

Et bien c’est la même chose ici. Rien n’est abouti, tout est réutilisé. Et vas-y que je te place un riff qui ressemble à un autre déjà joué sur un autre album mais un peu différent, et vas-y que je te réutilise des idées pas fraîches (et bim un zolie arpège, et bam un interlude au piano en guise de cinquième piste). Ouais mais ça ne fait pas tout. Alors hop, on mélange à ce qui sonne à mes oreilles comme une vilaine bouillabaisse metal, toujours aussi indigeste, sans personnalité, sans intensité émotionnelle et surtout sans intérêt. Bref, Shining secoue toujours les mêmes éléments et obtient donc globalement la même sauce que sur ses deux derniers albums. Je n’ai rien contre les groupes qui suivent une ligne plutôt intégriste quand à leur manière de composer et jouer de la musique, ni contre les groupes qui expérimentent et tentent d’évoluer. La question qui me reste pour juger d’un parti pris artistique sera toujours l’ambiance globale et sa cohérence générale : ici, rien ne semble tenir la route, l’écoute n’est pas fluide et au final on se lasse.

Reconnaissons tout de même que Kvarforth et son équipe ont encore quelques bonnes idées, dissimulées ici ou là. Le retour de quelques riffs plus black par exemple (sur le premier morceau surtout) ; un son de basse toujours aussi imposant et rond ; des arpèges qui malgré leur prévisibilité apparaissent tout de même remarquablement travaillés, donnant une vraie profondeur à la guitare sèche (un peu comme sur Halmstad… mais juste un peu). Et puis il y a aussi ce second morceau, qui me fait dire « mais quel gâchis ». C’est à mon sens la seule compo réussie sur cette galette, ce qu’on doit en partie à l’utilisation d’un saxophone qui porte une grosse partie de l’ambiance globale du titre et apporte aussi un nouveau visage au groupe, ébauché depuis un certain temps déjà, autour d’un aspect plus nostalgique que désespéré. Quand j’entends ce morceau, je ne peux m’empêcher de penser que le reste est raté. Pire encore, j’ai la désagréable sensation que le groupe aurait sincèrement pu faire quelque chose de bon, voire d’excellent, quand je regarde leurs trois derniers albums : ça fourmille de bonnes idées, qui ne demanderaient qu’à être approfondies, mises en avant, construites, accompagnées à bonne escient. Mais ça, c’est le boulot d’un vrai groupe.

Je n’attendais rien de spécial de cet album, mais pas à ce point… Que Shining cherche à innover, pourquoi pas. Qu’il songe à utiliser des structures pop mélangées à du metal conventionnel, je n’ai rien contre. Qu’ils essayent d’approfondir ce qui avait rendu Halmstad exceptionnel, c'est-à-dire toutes ces parties blues, je suis absolument pour. Mais pour l’amour de la musique, qu’ils réécoutent ce qu’ils font et qu’ils prennent le temps de composer un vrai album, de bout en bout, plutôt que d’agir à la va-vite et de tout gâcher.  Il est rare que je descende une sortie, et c’est davantage d’un coup de gueule dont il s’agit ici : le groupe vaut mieux que ça et il le sait.

dimanche 18 novembre 2012

Atriarch - Forever the End





Il y a bien longtemps que je n’avais pas déniché pareille musique… Ce premier album d’Atriarch (à moins qu’il ne s’agisse d’un ep ?) m’était complètement passé à côté des esgourdes, et c’est la sortie toute récente de leur second opus (Ritual of Passing, chez Profound Lore) qui m’a fait me pencher sur les américains issus de l’Oregon.

Forever the End a vu le jour en 2011 chez Seventh Rule Recordings, soit deux ans après la création du groupe. Quatre morceaux pour un peu plus de trente-cinq minutes, une durée correcte pour un premier effort, de quoi s’humecter le cerveau avec leurs ambiances sans se retrouver à sec trop vite, tout en laissant naître la curiosité de voir la suite.

Et il faut bien reconnaître que le groupe a réussi là un petit tour de force. Car si dans l’ensemble il n’y a rien de transcendant ou de fondamentalement novateur, le groupe se dégage du lot par la force de son propos, l’intensité de ses compositions et le feeling joyeusement malsain qui se dégage de leur galette. D’ailleurs, c’est à peine si on remarque les petits défauts de l’album, à savoir un son peut-être un poil cheap mais qui vient pourtant renforcer l’aspect crasseux de la chose ; et également certains riffs pouvant paraître quelque peu évidents, mais qui restent néanmoins toujours accrocheurs.

Question ambiance, on oscille entre des résonnances distordues, comme enfermées dans une bouteille bien trop vide ;  des sons de claviers erratiques dont on ne sait pas s’ils proviennent d’un black metal ambient et dépressif ou d’un doom death au relent goth et funeral en même temps ; des influences légèrement rock parfois, bien que pas « 'n roll » du tout ; une batterie funéraire ; du riffs lourds et lents comme ce devrait toujours l’être, quasi drone ; une basse évidemment ronflante et écrasante ; une alternance schizophrénique entre hurlements torturés très black metal, growls glaireux et chant clair incantatoire aussi halluciné que désespérément post-punk. Bref, on croise un beau mélange de genre, et l’on pense en même temps à Urfaust, Hjarnidaudi, pourquoi pas Evoken, le dernier Ramesses aussi, The Gault évidemment, Funeralium et autres allumés du genre comme Wormphlegm, mais aussi certains groupes de sludge voire même de black dit dépressif (ceux qui parviennent à faire quelque chose d’accrocheur et pas complètement inintéressant en tout cas).

Avec tout ça, on se doute tout de suite que les thématiques abordées seront à la hauteur de ce qu’on écoute. La musique d’Atriarch est malade, rongée de bout en bout par l’angoisse, en proie à des idées noires tellement épaisses qu’aucune lumière ne semble pouvoir ne serait-ce que les écorcher. La mélancolie fataliste à l’extrême se voit érigée en philosophie et conduit au culte du vide spirituel, celui qu’on rencontre à observer le monde avec trop de justesse. A ce titre, les différentes voix utilisées donnent une profondeur indéniable à l’ensemble, en offrant une certaine largeur au panel d’émotions qui passe de la morosité à la rage, de la douleur existentielle à l’explosion de folie.

Atriarch nous offre ici un excellent premier essai, rivalisant aisément avec les chefs de file du genre. La maîtrise des compositions est évidente et la créativité bien présente. Tout est là pour offrir une suite digne de ce nom à ce Forever the End.

samedi 27 octobre 2012

Alma - Une enfant de la violence


Alma – Une enfant de la violence est un web-documentaire qui vient récemment de voir le jour, porté notamment par Arté, Upian et l’agence Vu, et réalisé par Miquel Dewever-Plana et Isabelle Fougère.
Alma, c’est une jeune fille de 26 ans, issue du Guatemala, plus précisément de l’un des nombreux bidonville du pays. Malgré son jeune âge, ce qu’elle a vécu est suffisamment particulier pour qu’on s’intéresse à ce qu’elle a à dire : Alma est une ex-membre de gang.
L’ensemble du documentaire tourne autour de l’interview d’Alma, d’une quarantaine de minute, dans laquelle elle revient sur son parcours au sein d’un des plus gros gangs du pays. De l’intégration selon le rite précisé par les autres membres aux différentes actions qu’elle a du faire et la vie quotidienne, tout y passe, et l’on reste scotché par son récit à la fois posé, émotionnellement fort et toujours sincère. Alma revient également sur son enfance, sa famille, laissant ainsi transparaître quelques liens de pensé qui éclairent sans doute son parcours et ses choix : la violence de son père, l’absence d’éducation, les relations tendues avec sa mère, l’attrait du groupe. Et puis elle nous raconte aussi sa tentative de quitter le gang, ce qui a entraîné sa condamnation à être exécutée, car habituellement on ne part jamais d’un gang, autrement qu’en mourant.

Qu’est-ce qui est le plus marquant dans cette histoire ? L’extrême violence qu’Alma a exercée ? Celle qu’elle a subie ? Le fait que tout cela soit le quotidien de million de personnes au Guatemala ? Le fait que le récit d’Alma provoque en nous un certain malaise ? Jamais voyeuriste, ce reportage jongle à merveille entre une histoire intime et pudique même si les larmes sont inévitables pour Alma, et une mise en perspective avec de nombreux autres éléments. Le format même de ce web documentaire est singulier : pendant les quarante minutes d’interview, on peut basculer sur des images du Guatemala. Plus encore, on trouve sur le site quatre modules qui proposent d’approfondir le débat, en évoquant en images et en mots quelques grands thèmes qui permettent de mieux comprendre le phénomène de gang. Et il est en effet intéressant de prendre le problème dans l’ensemble de son contexte, que ce soit la pauvreté, la corruption, où l’histoire même du Guatemala et les crimes contre l’humanité qui y ont été commis il n’y a pas si longtemps. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le phénomène des gangs est appelé « l’autre guerre », en référence au génocide des années 1970-1980 et ses 200 000 victimes.

Un travail passionnant sur le fond comme sur la forme, très prenant, documenté et à visage humain : je le recommande vivement !

dimanche 21 octobre 2012

Schizophrenia



Schizophrenia, ou Angst pour le titre original, est un film germano-autrichien sorti en 1983. Mis de côté dès sa sortie du fait d’une censure très forte un peu partout dans le monde (interdit au moins de 18 ans en France, ce qui revient presque à une interdiction de diffusion), le film s’est récemment vu offrir une seconde vie par la parution d’un double dvd et d’un blu-ray chez Carlotta. C’est donc l’occasion de découvrir ce petit chef d’œuvre trop longtemps laissé de côté et qui a pourtant dû influencer une pléiade de scénaristes et réalisateurs pour leurs films devenus eux-mêmes des références du genre. 




Le synopsis est assez simple, un type, qu’on dit être « psychopathe » (avec tout ce que ce terme renferme d’approximation et de fantasme, en général, quand il est utilisé au cinéma), sort de prison après avoir purgé sa peine suite à un meurtre. Meurtre qu’il avait perpétré sans raison et qui est resté sans explication. A peine sorti, une seule idée obsède le fraichement libéré : assouvir ses obsessions, qu’on sent tellement intenses qu’elles doivent être plus proche du besoin que du désir. Rien d’extraordinaire de prime abord, si ce n’est replacé dans le contexte de l’époque : d’une part parce que le film s’est influencé d’un fait réel s’étant passé en Autriche en 1980, mais surtout parce que le parti pris du film au niveau de sa réalisation était plutôt novateur pour l’époque.


Autant le dire de suite : amateur de gore, de sang, de perversité à la Saw et Hostel, vous serez déçus. Schizophrenia ne lorgne pas du côté de l’hémoglobine, ni du côté des relations perverses. Il n’y a pas de mise en scène tapageuse qui cherche à impressionner par une violence physique et concrète. Tout se passe au contraire dans la tête du personnage, dont on suit d’ailleurs le monologue interne par l’intermédiaire d’une voix-off, présente tout au long du film. On est donc happé de force dans ses pensées, prisonnier de ses fantasmes morbides et de son approche du monde fondamentalement singulière. Précisons à ce titre que la version française du film est à privilégier, car non seulement elle est plutôt bien réalisée, mais en plus, l’utilisation des sous-titres coupe l’immersion recherchée par le cinéaste.



Si la violence de ce film est principalement psychologique, elle n’en glace pas moins le sang de par le réalisme de la pensée folle du tueur. C’est là le point fort du film, de proposer une plongée dans un esprit malade, à des années lumières de toute réalité, seulement obnubilé par la mise en place de ses obsessions mortifères. On le constate à plusieurs reprises, lorsqu’il sort de prison par exemple avec pour seule idée non pas l’argent ou le logement, ni même la construction d’un avenir, mais la nécessité de rencontrer au plus vite un individu pour assouvir ses pulsions. Lorsqu’il se déplace en voiture à la fin du film, on voit à nouveau combien seul son délire existe et comment la rencontre avec la réalité est pour lui une véritable agression. Même lorsqu’il mange, on est mal à l’aise, car à l’acte rituel quotidien que chacun opère par nécessité (et éventuellement plaisir) se substitue un moment de dévoration : le personnage mange en même temps qu’il dévore des yeux de potentielles victimes tout en imaginant ce qu’il pourrait leur faire (avec son regard très perçant, intrusant même). Il y a quelque chose de très fort dans cette scène, où l’autre n’est perçu que comme éventuel moyen pour obtenir la jouissance, en le réduisant justement à néant. Les gros plans sur les bouches des différents protagonistes contribuent aussi au malaise, tout en nous indiquant la manière dont le personnage ne parvient à percevoir le monde qu’à travers le perceptif et le sensitif. On retrouvera plus loin dans le film cette dimension vampirique, dans le couloir/cave avec la jeune fille, mais aussi dans les mises en scène qu’il imagine où il cherche à imposer aux individus la mort de leur proche devant leurs yeux. Les différents lieux du film sont aussi très symboliques, sorte de métaphore de la psyché du personnage principal : tous sont évidés, très froids ; les portes et fenêtres se voient souvent effractées. S’offre ainsi une sorte de mise en abîme, le personnage semblant errer dans la réalité comme dans sa psyché.


Nous ne sommes pas du tout dans de la psychopathie, ni même de la perversion, mais bien plutôt dans une psychose très froide, dévitalisée et déshumanisée, où l’autre n’a aucune place. Au mieux il constitue un élément du décor où évolue le personnage, au pire il sera intégré comme un figurant dans son fantasme, qu’il cherche à tout prix à réaliser. Il est d’ailleurs très impressionnant de constater combien l’acteur parvient à nous faire oublier que les autres sont biens des êtres humains, tant son jeu les ignore et les réduit à néant. L’utilisation de la voix-off est à ce titre une excellente idée, car elle renforce l’immersion dans la psyché démente, et nous coupe ainsi d’un point de vue plus objectif, d’où en tant que spectateur nous aurions pu avoir une lecture plus globale mais surtout plus distante de la situation. Les prises de vue des caméras contribuent aussi à cet effet, en étant toujours étrangement placées, offrant des plans déroutant où l’on suit au plus prêt l’acteur principal. Pour revenir au fonctionnement du tueur, sans doute y a-t-il quelque chose du côté de la répétition également, que ce soit à travers le discours que le personnage tient à des moments très précis (par exemple, il parle de sa grand-mère quand il tue la vieille dame) ou à travers les mises en scènes qu’il cherche à mettre en place lorsqu’il est dans la maison avec la famille. Il s’agit toujours de torturer quelqu’un, mais aussi de faire assister une de ses victimes à la mort d’une autre victime. Le rapport à la mort est ainsi très particulier dans ce film : d’un côté elle est reliée à une jouissance sexuelle (cf. la scène où le personnage imagine ce qu’il va faire de ses cadavres, ou la scène dans la cave), de l’autre elle semble ne pas exister à ses yeux, par exemple lorsqu’il pense qu’une des victimes n’est pas vraiment morte, qu’elle fait semblant, qu’il n’y aurait d’ailleurs pas de raison qu’elle soit morte alors qu’il n’a pas commencé à l’utiliser. L’aspect vampirique se greffe sans doute à cela, à plusieurs reprise on a l’impression qu’il ne comprend ni la vie ni la mort, mais qu’il tente d’en comprendre quelque chose par ses actes, comme si cela pouvait lui restituer de la vie. Lorsqu’il décide d’emporter les cadavres avec lui, on perçoit encore une fois la manière dont les autres humains ne constituent pour lui que des objets, qu’ils soient vivants ou morts. 



Un autre point tout à fait intéressant est l’angoisse du personnage très bien montrée tout au long du film, ce qui dénote avec les psychopathes souvent présent dans ce genre cinématographique, du côté d’une toute-puissance et d’une maîtrise sans faille. Cela participe d’ailleurs à la volonté du cinéaste de nous faire pencher du côté du tueur et de sa folie plutôt que de la victime. Le personnage apparaît très incertain, maladroit même, les choses lui échappent, l’angoisse fait irruption et empêche la jouissance, donnant lieu à de nombreuses scènes quasi absurdes, renforcées par le rôle du chien et sa présence tout  à fait ambigu. Ce malaise du personnage, au bord de la rupture, quasi exténué même, nous fait constater que s’est avant tout lui-même qui est en danger et que son geste, loin d’être froid et calculé, est avant tout un mélange de peur et de rage. Lorsqu’il croise une première personne dans la maison, il s’exclame d’ailleurs « j’ai peur » ; juste avant de passer à l’acte également, il tente de partir de la maison, mais la porte étant fermée, il décide alors de se jeter sur une de ses victimes. Cela nous renvoie encore une fois le décalage entre son imagination, son délire, et la réalité : le sujet paraît tellement plongé dans ses pensées et ses fantasmes qu’il ne peut plus rencontrer la réalité, celle-ci venant pourtant à tout moment se rappeler à lui, entraînant frustration et l’obligeant à modifier ses plans.


Le prologue, rajouté par le réalisateur à la demande du studio pour obtenir une durée plus convenable commercialement parlant (7 minutes de rajout aux 75 minutes de base) tente de retracer le parcours de cet individu, sorte d’anamnèse qui évite néanmoins le piège de l’explicationnisme (« il est comme ça parce qu’il a vécu ça »). On apprend toutefois que le personnage n’en est pas arrivé là par hasard et que son sadisme s’est développé comme un mode de fonctionnement depuis longtemps. Est aussi donnée une « explication » à son premier meurtre : il devait le faire. On touche une nouvelle fois ici à la réalité de la psychose, car cette injonction, décrite très simplement, renvoie tout à fait à la notion d’automatisme mental où le sujet a reçu l’ordre, de manière hallucinée, de passer à l’acte. On perçoit bien alors le fossé entre ce geste, qui reste hors de toute compréhension pour nous, et la logique de celui-ci pour le sujet. « Je vais tirer » dit-il à la personne qu’il vise juste avant de presser le doigt sur la détente, puis de partir sans abattre la seconde personne présente sur les lieux. Ce prologue rejoint également la fin du film sur un point, la question du diagnostique effectué par des experts psychiatriques, qui dans les deux situations estiment que le tueur était tout à fait conscient de ce qu’il faisait, voire même qu’il le faisait pour obtenir des biens matériels ! Cela mène ainsi à ouvrir le débat sur l’incarcération et le traitement de la folie, débat très vif à l’époque de la sortie du film dans son pays d’origine, puisque le fait divers ayant inspiré ce film concernait un prisonnier à qui avait été accordée une permission, durant laquelle il a commis trois meurtres. Qu’est-ce qui motive un passage à l’acte meurtrier ? Qu’est-ce exactement qu’avoir conscience de ses actes, et qu’est-ce que la culpabilité ? Tout cela se retrouve dans le film, ainsi qu’une réflexion plus globale sur la folie : les « fous » font-ils semblant ? Qu’est-ce qu’être fou et comment on l’évalue ? Et bien sûr, la question de fond : si folie il y a, cela peut-il se soigner ? Si oui, la prison peut-elle répondre à cet objectif ? On trouvera sur le second dvd une interview avec un psychiatre qui éclaire un peu toutes ces questions (même si les réponses apportées m’ont semblé un peu rapide).


Ce film ne serait pas ce qu’il est sans le reste, car au-delà de l’histoire, il faut souligner plusieurs éléments qui ont grandement participé à la réussite du film.
D’abord, impossible de ne pas saluer l’acteur, Erwin Leder, dont on sent dès la première image qu’il n’est pas saint d’esprit, que la folie l’habite. Il est souvent dit que la rencontre avec la psychose laisse une impression de froid dans le dos, et bien c’est tout à fait ce que l’on ressent lorsqu’on l’aperçoit. Sa performance dans le film est indéniable, il habite à merveille ce personnage désaxé, en dehors de tout, à la fois impassible, transparent et complètement habité par sa folie.
La musique est également tout à fait réussie (signée par Klaus Schulze, pionnier des musiques électroniques) même si marquée par les années 80 (aaahhh, les boîtes à rythmes…). Elle reste certes assez classique pour un film d’horreur, mais le synthétiseur accompagne à merveille chaque instant du film et participe grandement à l’aspect glacial des différentes scènes.
Enfin, c’est le travail entre le réalisateur (Gerald Kargl) et le chef opérateur (Zbigniew Rybczynski) qu’il faut évoquer, tous deux ayant réussi une mise en scène brillante, novatrice et quasi expérimentale. Citons par exemple l’utilisation d’un harnais, mais aussi d’un miroir pour filmer la scène : autant de montage qui joue à la fois sur un sentiment de malaise et un jeu de distance, renforçant l’impact des scènes et la plongé dans le vécu du protagoniste (cf. les interviews dans les bonus pour plus d’information).




Schizophrenia est donc un film perturbant de réalisme, même si, rappelons-le, ce type de fonctionnement psychique avec passages à l’acte hétéro-agressif est en réalité plutôt exceptionnel.  Il est assez rare de trouver des films qui proposent une telle plongé dans l’intime de la folie en parvenant du début à la fin à maintenir quelque chose de cohérent dans la description du personnage. Beaucoup de film propose en effet un final où le « psychopathe » fini par s’expliquer de manière très logique et humaine, empli d’émotion (Dexter en est un bon exemple). Ici au contraire, on reste avec un vide dans la compréhension, bien plus proche de la réalité. On se rapproche très clairement de certains travaux de Cronenberg ; on pourrait entre autre penser au film Spider qui nous confronte aussi à une folie intime, la différence restant dans l’implication du spectateur, nettement plus subjective dans Schizophrenia. On peut aussi penser à Funny Game, le lien se faisant dans la volonté de montrer assez crument la réalité d’une folie. Impossible de ne pas citer non plus Gaspard Noé, pour qui ce film est une œuvre fondamentale l’ayant influencé à travers l’ensemble de sa filmographie (à voir, l’interview qu’il donne sur ce film, assez informelle et relativement désorganisée, mais très intéressante tout de même).

En bref, ce film est une curiosité autant qu’un chef d’œuvre, que ce soit au niveau de la réalisation, du scénario ou des questions qui en découlent. A découvrir ! 

PS : Les images viennent du site courte-focale.fr, qui propose une analyse du film bien plus détaillée ici.