Musique et tergiversation sur tout et rien, surtout rien.

mardi 18 décembre 2012

Philémon



Il y a peu, par un quelconque jour d’été passé à rêvasser en écoutant de la musique, je me suis soudain souvenu de Philémon.  Mais oui ! Ce personnage au t-shirt trop court, bleu rayé de blanc, qui marchait toujours pieds nus, et qui, surtout, se promènait dans un univers peu commun…
 
C’est cette réminiscence un peu légère qui m’a poussé à retrouver le monde de Philémon, accompagné sans doute d’un brin de nostalgie, celle de l’époque où j’allais religieusement farfouiller dans les trop peu nombreux bacs de bandes-dessinées de la bibliothèque municipale du village, en quête d’une nouvelle découverte qui puisse m’emplir un peu le crâne d’autre chose que l’ennui. Mais l’heure n’est pas à la rédaction de mes mémoires ni à l’évocation de mes madeleines proustiennes.

Or donc, alors même que je me mis en tête de retrouver ces bandes dessinées, je tombai nez à écran avec l’intégrale sortie par Dargaud courant 2011. Trois tomes regroupent donc les quinze volumes de la série. Bien sûr, si fanatique j’avais été, j’aurai surement été amené à maugréer cette réédition et privilégier les authentiques bd, tome par tome. Oui mais voilà, cela m’aurait amené à chercher pendant des lustres chaque tome, en espérant tomber sur de bon prix sans que l’objet soit en mauvais état. J’ai donc privilégié cette version « intégrale », question d’économie aussi. Au final, si l’épaisseur du volume peut faire craindre pour la pérennité de l’objet et si le format un peu plus petit que l’original n’est sans doute pas le meilleur choix qui soit, je reste globalement satisfait de la qualité de l’objet. Surtout, je salue cette réédition qui permet de remettre en avant cette bd si facilement oubliée.



Bien sûr, il s’agit aussi de redonner ses lettres de noblesse à Fred, l’auteur, né en 1931, qui a notamment participé à la création du journal Hara-Kiri dans les années 1960 avant de passer un peu plus tard chez Pilote. C’est dans celui-ci que Philémon va voir le jour, en 1965, avant de se retrouver héros d’album à part entière, pendant environ une vingtaine d’année. A côté de ça, Fred réalisera bien d’autres albums, puisqu’il ne souhaitait pas s’en tenir à un seul héros.
Lorsqu’il arrête sa carrière, Fred fait une sévère dépression, dont il parviendra à sortir… en reprenant sa plume. Il semble que l’album « L'histoire du corback aux baskets » soit d’ailleurs tiré de cette expérience, et il se peut bien que ce soit mon prochain achat… Mais revenons à notre sujet.


Philémon est un adolescent qui vit à la campagne chez ses parents, accompagné par son âne Anatole, un mangeur notoire de chardon. Tout commence lorsque, chargé d’aller chercher de l’eau dans le puits, Philémon récupère à plusieurs reprises une bouteille avec un message à l’intérieur : « Au secours ! ». On devine la suite : la curiosité (quasi symptomatique) de Philémon, l’entraîne au fond du puits, qui se révèlera être un passage vers un autre monde : celui des îles formées par les lettres de l’océan Atlantiques, comme si les inscriptions que l'on voit sur les cartes et autres globes terrestres se révélaient être de vraies îles.

De là découlera toute l’épopée de Philémon : rencontrant le vieux puisatier (celui-là même qui avait creuser le puits/portail) sur le premier A, nous voilà embarquer, au fil des tomes, dans un voyage qui nous fera passer d’un monde à l’autre, de la réalité au rêve en quelque sorte, à moins que ça ne soit l’inverse. Toujours happés entre ces deux mondes, aidés dans leur tâche par l’oncle Félicien qui leur indiquera les entrées et sorties du monde des lettres, nous découvrirons peu à peu chaque lettre et son univers si singulier. A ce titre, je conseille à ceux qui se risquerait à se procurer cette bd de ne pas se fier qu’au premier tome, mais plutôt d’aller au moins jusqu’au deuxième, « Le Naufragé du A », puisque c’est avec celui-ci que débute réellement l’aventure de Philémon.



Si je craignais que le temps ne m’ait joué un tour et que je ne découvre qu’une fade bd sans imagination, ruinant ainsi les jolis souvenirs que j’en avais fait, je dois bien dire que j’ai été soufflé une nouvelle fois par tout ce qu’offre Philémon. En effet, on est subjugué de bout en bout par la créativité de Fred, qui parvient à créer un monde totalement hallucinant, ode à la fois au psychédélisme (les dessins parlent d’eux-mêmes…) et à l’absurde, entremêlant de nombreuses références dans tous les sens (juste à titre d’exemple, on pourrait évoquer Arthur Imbo, marchand d’armes, et son bateau ivrogne qui fonctionne au rhum). Les histoires sont emplies de détails et de jeux de mots, le tout fonctionnant sur un caractère fondamentalement onirique voire emprunt de naïveté enfantine, ne se souciant pas de réalisme et de cohérence scientifique, mais fonctionnant plutôt sur le principe de l’association d’idée et s’influençant ainsi de l’Inconscient psychique (ainsi, qui d’autre mieux qu’un morse pour envoyer un SOS sur un navire en perdition, et quoi de plus normal qu’un bateau-théâtre abordé par des criticakouatiques ?). Peut-être s’agit-il aussi d’une manière pour Fred d’aborder la question de la folie, à la fois en la représentant par l’intermédiaire de personnages loufoques, mais aussi par l’intermédiaire de Philémon qui se retrouve confronté à un monde qu’il ne comprend pas. On pourrait ainsi se demander si l’œuvre elle-même n’est pas pour Fred une manière de sublimer ses propres questions existentielles, son propre rapport au monde. Quoi qu’il en soit, L’ensemble apparaît très nettement surréaliste, la pensée et la rêverie régnant en maître sur la raison et les normes, qu’il s’agisse du contenu comme du contenant d’ailleurs, puisqu’à de nombreuses reprises Fred joue avec le cadre des cases, les faisant même parfois disparaître. Quelle plus belle manière de nous dire subtilement qu’il nous appartient de sortir du cadre et de jouer avec ?  Que ce qu’on croise dans ce récit ne demande qu’à être approprié par nous-mêmes ? Fred semble ainsi nous-dire qu’au fond, cette bd n’existe pas, qu’elle n’est qu’un passage entre la réalité et notre imagination, tout comme le puits.



Difficile d’en dire plus, tellement il y a de choses à décrypter. A la fois hommage à l’imaginaire et critique de l’autoritarisme de la norme, Philémon, malgré son âge avancé, apparaît comme une soupape dans la pensée contemporaine, démontrant avec aisance la créativité infinie de la pensée et de l’humour. A mettre entre toutes les mains, surtout celles des incrédules comme Hector, le père de Philémon, symbole des angles obtus…

Et mieux encore, alors même que j’écris ces lignes, je viens de découvrir que Fred aurait repris du service et aurait déjà réalisé les premières planches d’un prochain Philémon…


De quoi vous donner une petite idée de tout ça : batbad.com